Nioques, comment et pourquoi

(2010)
Nioques a d’abord une préhistoire, celle d’un petit document sur papier translucide plié en trois dans un premier temps, puis en quatre (changement de format), et finalement devenu pour trois numéros je crois une petite « revue » : la chose avait pour titre acid.e (manuscrits autographes) et était destinée à accompagner des « lectures » publiques que nous organisions de façon errante, sans lieu fixe, à Aix en Provence. Nous demandions (le poète Michel Crozatier et moi) aux écrivains-lecteurs de nous confier une page d’un manuscrit en cours qui était photocopié et visible en transparence derrière la première page à travers un cadre ovale dessiné par le peintre Jean-Louis Vila. L’idée était celle de l’atelier.
Il m’est ensuite apparu qu’il « fallait » se manifester par un geste plus consistant, et c’est la création de Nioques qui va coïncider dans la décennie 90 à la prolifération, à côté, de revues et publications « cousines » : dans le désordre chronologique d’apparition : Java, Tija, La Revue de Littérature générale, et toute une série de tentatives plus ou moins éphémères mais qui ont participé très activement et très efficacement à la définition d’un espace commun de liberté créative, nettement opposé à la tentative de « restauration » qui tendait alors à discréditer deux décennies d’effort théorique pour redéfinir les pratiques artistiques et textuelles, leurs frontières, les enjeux politiques et formels etc. et qui entendait rétablir la « Poésie » en ses prérogatives et formalités anciennes (c’est-à-dire universelles et éternelles), en un mot à la faire revenir dans son lit.
L’histoire de la revue se déroule en trois phases : la première, dix numéros aux éditions La Sétérée à Crest, résulte de la rencontre avec un artiste (sculpteur et graveur) qui est aussi un éditeur de « livres d’artistes », Jacques Clerc. Lorsque je lui propose de publier cette revue il a surtout en tête la glorieuse revue de poésie publiée par Maeght : L’Ephémère ; il donnera ainsi à Nioques une allure élégante et sérieuse sous couverture rose, puis bleue, tandis qu’à l’intérieur je m’efforce de rappeler que « quelque chose » s’est effectivement passé (du côté de Tel Quel, de la poésie « critique », mais aussi de la modernité dite « négative », Denis Roche, Emmanuel Hocquard), dont nous ne pouvons pas ne pas tenir compte, en même temps que nous cherchons à publier de très jeunes auteurs.
La seconde phase (les dix numéros suivants) résulte de la rencontre avec Laurent Cauwet et de la volonté de mettre en évidence de façon de plus en plus radicale l’émergence de nouvelles formes d’écriture de recherche. Sous couverture noire cette fois la revue va prendre en charge cette partie de l’expérimentation « historique » laissée de côté durant la première période (je pense à Heidsieck et au courant « sonore » par exemple), hors de tout fétichisme technologique, et continuer de façon systématique à donner lieux aux travaux de la génération attentive au matériau médiatique, aux diverses couches de la culture de masse, et travaillant par ailleurs à la production d’outils théoriques propre à rendre compte des nouveaux objets (ou « dispositifs », souvent multimédias, formes synoptiques et documentales) produit « après » le renoncement aux formes canoniques de la poésie. C’est durant cette deuxième période que nous avons prolongé le travail de la revue par la création d’une collection (« Niok » au sein des éditions Al Dante) destinée à publier principalement les premiers livres de nos auteurs.
Au terme de cette séquence il m’est apparu que nous souffrions d’une certaine crispation théorique, que la revue n’était plus en mesure d’ouvrir ses pages à des pratiques qui ne correspondaient pas précisément à ce qu’elle semblait définir comme sa « position » spécifique, de sorte qu’elle m’a semblé courir le risque de l’enfermement dogmatique, de la répétition relativement stérile. C’est pourquoi j’ai momentanément interrompu ma collaboration à l’aventure Al Dante. J’ai donc déplacé la revue ailleurs pour lui redonner sa respiration, lui permettre de se faire de nouveau attentive à ce qui viendrait (hors tout stéréotype même et surtout par nous suscité). Après deux numéros d’ailleurs très réussis je crois avec un jeune écrivain et plasticien, Franck Fontaine, qui à cette occasion, donnait vigueur à une petite structure éditoriale qu’il venait de créer, la revue trouve enfin je crois le lieu où elle va pouvoir repartir de façon stable et régulière auprès d’Yves Jolivet et des éditions Le Mot et le Reste à Marseille.

En 1990, au moment de la création de cette revue pour réagir à la réaction néolyrique antimoderniste qui avait cours depuis le début des années 80 autour de la NRF, j’ai choisi la référence à Francis Ponge (d’où le titre « Nioques ») parce que sa position avait été explicitement celle du refus d’un certain lyrisme, ce que Rimbaud appelait la « vieillerie poétique » ou la « poésie subjective horriblement fadasse » et Lautréamont « jongleries » (« La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes »), antilyrisme donc, soutenu par un objectivisme déclaré, de parti-pris (le monde objectif, la réalité matérielle) et par une lucidité quant au caractère littéral de l’opération poétique (littéralisme, language writing). Et tout cela, objectivisme, littéralisme, impliquant la mise en œuvre d’une pratique expérimentale et critique, soit pour lui, Ponge : l’abandon de la forme-poème, la publication des brouillons ou dossiers, des « fabriques », la tentative orale, etc., pratique destinée à promouvoir en différentes formes de prose quelque chose comme des objets verbaux post-génériques, post-poétiques en tout cas.
Ce qui fait la différence avec l’espace dont nous sommes directement issus (les avant-gardes des années 60-70), c’est que nous considérons comme pratiquement épuisé le moment critique et négatif de l’intervention post-poétique (moment magistralement représenté par Denis Roche par exemple) : il s’agit pour nous maintenant de proposer des formes, de donner sens et formes nouvelles à l’exigence d’objectivation, d’objectivité, de littéralité. Nous sommes donc en quelque sorte sur le chantier ouvert par Rimbaud lorsqu’il a désigné la nécessité d’une « poésie objective ».
Le projet initial de cette revue était, et reste, de susciter et d’accompagner des pratiques d’écriture expérimentales, de dissoudre la poésie dans l’acide de la prose en prose, les compositions logiques chimiquement impures, les dispositifs documentaires, toutes formes aiguës ou chroniques de propositions discursives et fictionnelles adaptables, pratiques et actives. J’ajouterai simplement que nous avons désormais l’intention (cela apparait dans les derniers numéros avec des textes traduits du hongrois, du catalan, de l’américain, de l’italien) de faire toute leur place à la présence d’autres langues.
Entreprise « tactique », sans doute, puisque, je crois, le désir de revue a pour sens premier la (contribution à la) constitution d’un espace d’expression objectivement en concurrence (voire en conflit) avec d’autres pôles définissant le champ de la pratique littéraire à un moment donné. L’expérience me fait penser que ce travail nécessite à côté, simultanément un travail « pédagogique », c’est-à-dire un travail de formation des publics à la compréhension des enjeux de ces nouvelles formalités. Sans quoi elles restent illisibles. Il faut à la fois produire les objets et les conditions de lisibilité de ces objets. Pour ce qui me concerne, je ne sépare pas mon travail d’écrivain, d’éditeur, de revuiste, et de professeur-chercheur (de ce point de vue le Centre d’Etudes Poétiques que je dirigeais à l’ENS-LSH, ses séminaires, ses « ateliers contemporains » qui accueillent les principaux acteurs de la poésie et post-poésie actuelle, a été un élément essentiel du dispositif). C’est un ensemble, oui, tactique et stratégique, pédagogique et théorique : et cela répond à la question qui concerne l’absence de texte théorique dans la revue : il s’agit d’une décision ancienne : Nioques est une revue de création, ou encore : exclusivement de création; les textes disent ce qu’ils disent en le disant ; le « proème » est incorporé au poème (pour utiliser un vocabulaire un peu désuet) La théorie de cette pratique s’élabore à côté, autour, autrement ; je viens de parler du dispositif dont fait partie notre Centre de recherche, nous pouvons parler également de la collection de « questions théoriques » que Christophe Hanna a créée au sein des nouvelles éditions Al Dante (avec les deux premiers livres de Franck Leibovici et d’Olivier Quintyn, respectivement sur les questions du documental et des nouvelles pratiques de montage), et désormais sous le label autonome des éditions « Questions théoriques » avec Anne-Laure Blusseau à Paris Il faudrait aussi évoquer nos interventions (un récent colloque à San Diego sur l’illisible, un autre à la rentrée de novembre 2008 sur les écrits de Robert Morris par exemple).

Je n’ai jamais pensé à me comparer à ceux qui ont choisi la surexposition médiatique, ou même des formes de pouvoir (symbolique, très symbolique)… La question (je ne parle que pour moi) était, et reste, d’accomplir le plus intensément que possible un programme d’écriture (et en cela j’ai été très soutenu par Denis Roche au Seuil), de trouver à le publier dans de bonnes conditions, de rencontrer des lecteurs ; j’ai le sentiment à cet égard d’un processus lent, nécessairement lent et difficile. Et incertain. Je dois dire que si je me sens totalement étranger au devenir de figures comme Sollers et autres du même genre, en revanche je me suis posé la question du sens que pouvait avoir, pour les plus jeunes écrivains que j’accueillais dans la revue, la fébrilité éditoriale, le syndrome show-biz (multiplication des lectures, exhibition accessoirisée, etc.). Il m’a semblé que ça correspondait bien en effet à une certaine façon contemporaine, postmoderne, de comprendre le rapport créateur-public, avec toutes les étrangetés théoriques que cela peut comporter : d’un côté on prône l’anonymat, au moins l’affaiblissement de la fonction auteur, de l’autre on fait tout pour mettre son nom en avant, de façon désordonnée et impatiente. Je me suis posé la question, rien de plus. Je n’ai pas de leçon à donner; beaucoup s’aperçoivent d’ailleurs assez vite que les noms circulent et disparaissent ; ce que nous faisons concerne une autre temporalité, d’autres régimes de reconnaissance.

jmg

Depuis la fin 2009, la revue est précédée de la déclaration suivante, elle nous situe :

Que signifiait pour nous, dès 1990, année de la création de Nioques, la référence à Francis Ponge? La simple nécessité d’articuler aussi rigoureusement que possible une critique radicale de la poésie (une « sortie » raisonnée hors du cadre générique et de ses charmes), et une puissante thérapie contre l’intoxication (« ces gouvernements d’affairistes et de marchands, passe encore si l’on ne nous obligeait pas à y prendre part, si l’on ne nous y maintenait pas de force la tête, si tout cela ne parlait pas si fort, si cela n’était pas seul à parler. Hélas, pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-mêmes, le même ordre sordide parle… »).

Aujourd’hui, près de vingt ans plus tard, par delà le principe d’avant-garde, nous maintenons l’exigence de l’expérimentation formelle, de l’intervention restreinte ou oblique, de la résistance passive « à voix intensément basse », de l’investigation objective, de pratiques aussi littéralement présentes que possible à ce qui nous entoure. En un mot nous souhaitons confirmer la dimension réellement politique de notre communauté et de notre revue. Nous sommes tous, de fait, des singularités quelconques.

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